Pour tisser le réel à ses illusions - Manif d'art 10

Il n’est pas rare d’être perplexe au contact d’une œuvre d’art. Certaines toiles, sculptures ou installations peuvent même nous laisser indifférentᐧeᐧs, puisqu’elles nous apparaissent d’abord comme futiles ou – pire encore – inaccessibles si nous n'en connaissons pas tous les codes et la panoplie de références. Mais détrompez-vous, l’art n’est pas ce sac fourre-tout incompréhensible réservé auxᐧ « vraiᐧeᐧs » connaisseurᐧseᐧs. Il s’agit avant tout d’une manière d’interroger notre monde, de ralentir pour l’observer autrement, de ressentir une impression, une émotion, une expérience qui nous bouleverse inexplicablement.

La Manif d’art vous invite ainsi à déconstruire ces premières impressions en découvrant, à l’intérieur comme à l’extérieur, des œuvres intrigantes et engageantes pour tous les publics. Parmi les dizaines d’œuvres rassemblées par la biennale, il est alors légitime de se demander : par où commencer? Que voir en premier? Ou encore, comment s’initier? Voici donc quelques suggestions, d’un amateur à d’autres, afin de repérer certains des arrêts les plus fascinants des expositions qui vous donneront certainement envie de poursuivre votre exploration.

MARC-ANTOINE K. PHANEUFCONSPIRATIONS À GOGO (extraits pour MANIF X), 2021.
Installation textuelle située à la Maison de la littérature

Aussitôt entré dans cet immense espace, le public ne peut qu’être hypnotisé par la multitude de lignes orange et blanches qui se confondent, s’entremêlent, sans début ni fin. Déboussoléᐧe, leᐧla visiteurᐧse est jetéᐧe au cœur des théories conspirationnistes les plus farfelues, qui parsèment les murs de l’installation. À travers ses équations – du style « Touristes = Espions à tempérament lent + Sous hypnose » – Marc-Antoine K. Phaneuf guide son public d’une conclusion à l’autre, approfondissant chacun des sujets avec ludisme. Mais attention! Le rire qui en émane n’est pas anodin; il trouve sa source dans la proximité de ces hypothèses avec les discours qui nous entourent. Cette installation mène alors petitᐧeᐧs et grandᐧeᐧs à s’amuser à la lecture des formules parodiques tapissant la pièce, tout en réfléchissant à l’abondance de ces idées qui truffent, elles aussi, notre quotidien.

ALICJA KWADE, Against the Run, 2022.
Installation située à la Place d’Armes

Placez-vous devant cette magnifique horloge de rue. Vous verrez qu’elle vous donne la bonne heure, bien que ses aiguilles ne soient pas les seules à tourner; le cadran bascule lui aussi, mais dans la direction opposée. Cette œuvre énigmatique propose aux passantᐧeᐧs qui s’y arrêtent de repenser leur rapport au temps, alors que la fonction première de l’horloge n’est plus simplement de nous donner l’heure juste, mais de ralentir le rythme effréné de nos vies, d’interroger la valeur même de cette unité qui gouverne notre agenda. Amusante au premier regard, cette création invite en fait le public à interrompre ses activités pour se perdre dans sa contemplation du temps.

PIERRE HUYGHEA Journey That Wasn’t, 2005, vidéo.
Film projeté au Musée national des beaux-arts du Québec

À première vue, la morale de ce film peut nous sembler évidente : les images d’une expédition en Antarctique, entremêlées à celles d’un concert inquiétant sur l’anneau de glace de Central Park, forcent le public à reconsidérer – pour la énième fois – son rapport au monde et à l’environnement. Cependant, il faut peut-être se débarrasser de ces appréhensions et accepter l’invitation que le film nous propose. Cette œuvre, ses images, son concert doivent être avant tout ressentiᐧeᐧs par le public. Celui-ci doit faire l’expérience de la fragilité de ses paysages magnifiques, éprouver les dangers de leur disparition, vivre toute la puissance de la musique de l’orchestre new-yorkais, tout comme le silence envoûtant du pôle Sud. Une fois dans la salle, il ne faut donc pas trop réfléchir. Il faut simplement s’asseoir dans l’obscurité et accepter de laisser nos sentiments penser pour nous.

GABRIEL LESTERLe Grand Boum, 2022.
Installation située à Place Ste-Foy

Située en plein cœur du centre commercial, cette installation nous apparaît comme un mirage. Ses grands voiles quadrillés, suspendus entre les magasins, surprennent les passantᐧeᐧs qui ne pensaient qu’à terminer leurs emplettes. Ils leur imposent un détour, ils demandent à être traversés pour qu’ilᐧelleᐧs observent des formes s’y dessiner puis disparaître, des couleurs surgir au milieu du passage pour ensuite s’estomper au rythme de leurs pas. L’essentiel, il me semble, c’est qu’on ne peut s’empêcher de sourire, intriguéᐧe, les quelques instants qu’on les parcourt. Cette installation est en somme une pause bien méritée de notre réalité.

TITUS KAPHARTax Collector, 2011.
située au Musée national des beaux-arts du Québec

Quelque chose choque au regard de cette toile. L’émotion ne provient pas de la figure historique qui est peinte, mais plutôt de son absence. C’est ce vide laissé par Kaphar, après avoir découpé et jeté son sujet dans la corbeille, qui nous déstabilise. Si la violence de ce geste peut certainement être perçue comme une réponse de l’artiste aux dommages eux-mêmes engendrés par le « receveur d’impôts » – cet agent du système colonial, que je souligne ici plus précisément puisqu’il s’agit du titre même de l’œuvre –, l’interprétation de la pièce ne s’arrête toutefois pas là. La mallette et la combinaison gisant sur le sol ouvrent un dialogue entre ce que l’œuvre nous expose et ce qu’elle a choisi d’effacer : pourquoi avoir laissé ces éléments au pied de la toile? Représentent-ils les travailleurᐧseᐧs toujours victimes de ce système? Symbolisent-ils l’abandon de l’artiste face à son propre projet, délaissant tous ses accessoires une fois son sujet découpé? C’est à nous d’y réfléchir.

- Un texte de Antoine Beauchamp, À l'est de vos empires

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