EXPOSITION CENTRALE

Les Forces du sommeil nous parle de régénération et célèbre les changements qui enrichissent cette édition, avec l’exposition centrale de retour à l’Espace Quatre Cents, mais aussi à Exmuro, au cœur du secteur touristique incontournable de Québec.

UNE EXPOSITION CENTRALE

DEUX LIEUX

29 artistes

DU 23 FÉVRIER AU 28 AVRIL 2024

L’exposition centrale, dirigée avec vision par la commissaire Marie Muracciole, offre une perspective unique, nourrie par son expérience. C'est une invitation à un voyage artistique qui traverse les frontières géographiques et explore les interconnexions entre les cultures, en célébrant la richesse artistique de la scène québécoise et canadienne et de sa tradition d’accueil. Des artistes de renom international aux talents émergents, cette exposition met en lumière la diversité et la vitalité de la création artistique, créant ainsi un dialogue stimulant entre les influences européennes, locales et mondiales.

Les Forces du sommeil nous parle de régénération et célèbre les changements qui enrichissent cette édition, avec l’exposition centrale de retour à l’Espace Quatre Cents, accompagnée d’un nouveau pavillon à Exmuro, au cœur du secteur touristique incontournable de Québec.

Informations et billetterie

Abbas akhavan

SLUG, 2020, vidéo

Sur l’écran noir, le mot [CRICKETS] apparaît et disparaît en silence selon une pulsation lente comparable aux variations sonores des criquets. Dans les images suivantes, le rôle principal est tenu par une fleur de muflier en très gros plan. Pressés par les doigts de l’artiste, ses pétales courbés autour du pistil s’ouvrent et se referment. Une succession de sous-titres énumère, à la première personne du singulier, la liste des cauchemars les plus répandus. Cette cohabitation entre le texte et la fleur apparente cette dernière à une sorte de bouche, ce qui nous rappelle que nous observons le plus souvent le monde sur un mode anthropocentré. En réalité, cet exercice de ventriloquie paradoxal, puisque silencieux, nous concerne. Seuls les sous titres « parlent », tandis que nous prêtons intérieurement notre « voix » à la fleur activée par Akhavan. Le langage des plantes n’est pas le nôtre. Le réflexe de l’identification est absurde et souvent réducteur. Le mot « slug » désigne à la fois une limace et la partie noire des cadres dans le montage vidéo.

 

CATARINA SIMÃO

Archives du changement-la fin des nuits-mozambique-canada
2024, vidéo

Réveiller l’histoire et les récits oubliés, faire entendre les voix effacées par les vainqueurs, offrir une seconde vie aux savoirs institués, aux documents visuels et sonores assoupis : des artistes sont nos guides dans les archipels de la mémoire collective. Depuis 2009, l’artiste portugaise Catarina Simão s’intéresse à différents aspects de la notion d’archive dans l’histoire anticoloniale et révolutionnaire du Mozambique. Elle explore et fait revivre une archive cinématographique de la libération située à Maputo, où elle a repéré les liens établis dans les années 60 entre les mouvements de libération du Mozambique et des activistes et des cinéastes canadiens, dont des Québécois. Elle est venue au Canada pour retrouver ces voix, en particulier celle de Ron Hallis (1945-2006), dont le nom apparaît dans presque tous les génériques de films de la période 1978-1987. Au lieu de proposer une représentation politique clairement définie – celle parfois produite par l’histoire   –, ce film parle de la difficulté à générer une « archive des changements » qui intercepte ou interrompt l’homogénéité d’un discours donné sur la révolution, la guerre, le féminisme et les processus d’émancipation. Le travail filmique, le montage et les associations auxquels Catarina Simão procède ouvrent le résultat de ses recherches à de multiples résonances, connexions et découvertes.

Christine rebet

a lullaby, 2012, vidéo

A Lullaby, John Cage (1993)
Réalisé par Christine Rebet
Direction photo : Samir Ramdani
Montage : Rini Yun Matea
Dompteuse de l’animal : Mathilde
Halberg l Cacatoès : Coockie
Voix : Christine Rebet

Christine Rebet interprète deux textes qui se répondent à distance, dans deux lieux distincts et deux œuvres autonomes. La berceuse pour adulte du musicien américain John Cage A Lullaby (1993), en anglais, est personnifiée par un cacatoès. Incarné par une chouette dans le noir, Nuit, de l’artiste libanaise Etel Adnan (2017), est en français. Les oiseaux s’animent à la lecture de textes poétiques, sans emphase, à un rythme proche de la ritournelle. Une voix nous berce. Un animal l’incarne temporairement. Deux langues, familières ou non, apportent leurs accents et leur coloration. Les infimes déplacements activés par Rebet et le regard halluciné des oiseaux nous suspendent dans l’écoute des textes.

elodie pong

does the world look greener through green eyes?
2024, granit mousse vivante

Elodie Pong greffe différentes espèces de mousses locales sur neuf pavés de granit. Il en résulte une constellation de paysages « portables ». Selon l’artiste, les pavés sont simultanément des éléments de construction urbaine et, dans la mythologie de l’agit-prop, des matériaux pour les barricades et des « munitions » pour les manifestants. Elle les a choisis pour ce lien entre construction et destruction, rappelant qu’il faut parfois changer ce qui est en place pour autoriser l’émergence de quelque chose d’autre. La particularité de la mousse est qu’elle se développe à un rythme glaciaire : depuis des millions d’années, elle a survécu à toutes les transformations climatiques et à leur accélération. Microcosme, elle sert d’habitat à de nombreuses espèces, bactéries, nutriments, et à son échelle spatiale minuscule, elle contribue au vivant dans un temps très long. Elle n’a pas de racines, mais des rhizoïdes (poils racinaires) qui restent en surface, et les différentes sortes de mousses se reproduisent par fragmentation ou confient leurs spores au vent. Certaines d’entre elles peuvent passer des années à dormir, pour se ranimer à tout moment et en quelques minutes au contact de l’eau. Cet organisme migrateur est doté d’immenses capacités de survie. L’œuvre associe deux termes apparemment éloignés : un élément végétal, plus ancien et plus résistant que notre espèce, avec un artefact minéral issu du jeu de cube géant des entreprises humaines.

© Elodie Pong

 

Emily wardill

sleep patterns and musical chairs, 2023, vidéo

L’œuvre remplit l’obscurité de versions hallucinées d’hymnes nationaux sélectionnés et réécrits par Emily Wardill, puis interprétés par le pianiste portugais Daniel Bernardes. Simultanément, des motifs semblables à ceux des phares de voitures sur le plafond la nuit circulent sur l’architecture. Ces reflets mobiles accidentels qui évoquent l’insomnie relèvent d’une théâtralité élémentaire – tout est recomposé comme l’éclairage d’un décor. Jeux de lumière et partition s’affirment comme des constructions, des artifices. Ils représentent les idéologies de l’État-nation que Wardill décrit ici comme des projections séduisantes et sans objet. Celles-ci se dégradent lentement devant nos yeux.

© Emily Wardill

eveline boulva

les carnets des disparus
2022-2024, dessins photosensibles

Les 25 dessins qui composent  Les carnets des disparus  sont nés de l’observation des glaciers lors d’un voyage à Terre-Neuve, et réalisés d’après des photographies. En littérature, le « carnet » est un support où sont consignées des notes, un travail de mémoire, et ces dessins proviennent du même carnet à spirale dont ils conservent la tranche arrachée. Chaque page représente un iceberg; sa localisation, la date d’observation et les coordonnées géographiques sont inscrites en bas de page, comme dans un inventaire. À l’exception du contour et des inscriptions, les traits sont tracés avec un crayon à mine bleu photosensible, dont la teinte s’efface graduellement avec le temps, selon l’exposition à la lumière. Vous pouvez donc identifier à leur intensité les cinq dessins les plus récents, ceux que l’artiste montre pour la première fois. Le processus de disparition de l’image évoque directement la fracture accélérée des banquises, et plus largement les changements climatiques et leurs effets dévastateurs. Les « disparus » ne sont pas des personnes, mais les éléments principaux du paysage glaciaire. Cette équivoque souligne combien l’espèce humaine est indissociable du territoire où elle vit et qu’elle exploite brutalement. Le geste d’enregistrement poétique de Eveline Boulva trouve une dimension politique.

 

françois morelli

rythme circadien
2024, ensemble de draps de lit, taies d’oreiller

Dans le hall de l’espace Quatre Cents, l’installation de François Morelli introduit l’exposition. Visible du dehors, elle invite à entrer. Dedans, elle offre un espace pour circuler, s’asseoir, s’allonger, regarder ou déchiffrer les images et les textes, et elle se prête aux conversations et aux prises de parole. La rythmique orthogonale de la composition au sol (chaises et matelas) autorise de multiples points de vue sur les inscriptions que Morelli imprime sur le linge suspendu au-dessus d’elle, mélange de textes sérigraphiés et d’images tamponnées, comme celles qu’il réalise depuis les années 90. Cette itération fait  spécifiquement référence au droit au sommeil de l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme représentée dans une œuvre antérieure (1998): « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. » Conçue initialement pour la Chambre Blanche puis pour un colloque à l’Université du Québec à Trois-Rivières, l’œuvre est réinterprétée pour la biennale, tout comme Le somnambule*. Le principe du réemploi s’étend à toute la démarche de Morelli. La possibilité d’actualisation, de variations et de réactivation de son travail, sa dimension poétique, vivante, accroissent le champ des interprétations. Le sens des œuvres et leur perception s’enrichissent avec le temps. *Retrouvez également une œuvre d'art public de l'artiste au Parc-de-l'Artillerie.

francis alŸs

perro durmiendo, 1999–2006, vidéo

La pratique de Francis Alÿs débute à Mexico à la fin des années 80, avec des déambulations exploratoires qui donnent lieu à des formes de relevés (photos, notes, dessins, peintures…). Il en découle des actions performatives, comme lorsqu’il pousse un bloc de glace dans les rues jusqu’à complète évaporation. La modestie de leur échelle lui permet de littéralement traverser la complexité du contexte urbain. Une stratégie qui déjoue au passage les partages de la métropole mexicaine entre programmes de la modernité et proliférations vernaculaires. Ici, l’artiste est derrière la caméra et capture au niveau du sol des chiens endormis dans les rues de Mexico. Ceux-ci s’abandonnent à leurs rêves dans l’espace public, parfois agités par une pensée ou une sensation. Errants, ils n’ont aucun maître, à rebours de l’image de domesticité associée à leur espèce. Ils mènent une vie sauvage et citadine, réduisant à néant les hiérarchies globalisées entre ville et nature.

song for lupita (Mañana)
1998,installation sonore avec film d’animation

L’installation  Song for Lupita    est un manifeste discret en faveur des occupations sans fin et sans objet, autour d’un film d’animation. Pour souligner le fait que ce cinéma est principalement chronophage, l’artiste accompagne ici les quelques secondes d’images en mouvement des innombrables dessins qui les constituent. Sur l’écran, Lupita vide un contenant dans un autre et inversement, le tout en boucle, donc à jamais. L’image est hypnotique. Simultanément, une ritournelle, Mañana, mañana is soon enough for me (Demain, demain, c’est bien assez tôt pour moi), propose de ne pas s’engager dans l’instant, de remettre les choses à plus tard.  Plus qu’une tâche sisyphéenne, c’est d’un éternel retournement de situation qu’il s’agit. Le principe est presque une méthode chez Francis Alÿs : Parfois, faire, c’est ne rien faire. Parfois, ne rien faire, c’est faire. Les heures qui s’écoulent, ici littéralement, sont du temps perdu, un temps ordinairement voué à l’anxiété ou à la réprobation. Les idéologies du progrès qui constituent la modernité occidentale bannissent les gestes infructueux et les moments « d’absence ». C’est pourtant dans cet espace déprécié qu’opère l’artiste : lorsque notre rationalité et notre volonté sont en suspens. Ces états seconds, oisifs ou assoupis, donnent la possibilité d’inventer – par exemple du temps, de la disponibilité, des mondes…

Joachim Koester et Stefan A. Pedersen

Insect silver noir, 2018, œuvre sonore, 18 minutes
The Sleep of Bones and Trees, 2024, oeuvre sonore, 18 minutes

Texte : Joachim Koester
Son : Stefan A. Pedersen
Voix : Shauna Cummins

La série des méditations fait l’objet d’une collaboration durable entre Joachim Koester et Stefan A. Pedersen, dont les pratiques distinctes sont pluridisciplinaires. Koester s’intéresse à des faits ou à des récits qui redistribuent les relations entre corps et psyché – rituels religieux ou magiques, performances, conceptions alternatives du corps, états limites… Pedersen travaille sur la construction de l’histoire et l’instabilité des relations entre passé et présent, explorant un territoire exempt de déterminisme. Il a construit pour chaque texte un paysage sonore immersif qui développe des nuances d’écoute inusitées. Ces projets nous font traverser des lieux imaginaires ou oubliés, comme dans une mémoire externalisée que notre attention flottante métamorphose en expérience. Ils entraînent une reconnexion avec des souvenirs ou des savoirs corporels souvent peu accessibles ou identifiés, aux marges de l’éveil et du sommeil. L’exercice prend un caractère collectif dans l’espace de l’exposition, tandis que l’écoute reste subjective, l’impact du son étant ancré dans le repos du corps.  Insect Silver Noir   nous mène à travers un univers de plantes étranges, alternativement obscur et lumineux. La nouvelle méditation explore la marge du sommeil, ce moment où nous nous défaisons des définitions que produit en nous la vie quotidienne.

©Bergen Kunsthal

joseph tisiga

titre à venir, 2024, aquarelle sur papier

Les aquarelles de Joseph Tisiga forment depuis 2009 un noyau narratif dans une pratique plus large incluant la peinture, la photographie, des installations et des performances. La tradition de l’illustration y rejoint celle des paysages militaires, les premières « cartes » du Canada des 17e et 18e siècles qui ont contribué à une vision romantique du pays. Il s’agit de la manière dont la fiction et la théâtralité construisent un monde à la mesure des vainqueurs, tradition que Tisiga détourne, associant haute et basse culture. Tisiga recourt à des sources hybrides dans l’histoire, dans la réalité contemporaine, mais aussi dans le domaine d’un imaginaire fantasmatique. Il revendique la multiplicité des influences occidentales qui contaminent la place de la culture de sa communauté Kaska Dena, se refusant à la nostalgie et au folklore. Il intègre cette multiplicité dans l’enregistrement d’un monde dont nous sommes parfois les témoins impuissants, et dont il n’exclut ni la fiction, ni les stéréotypes, ni le fantastique. Cette série produite pour la biennale s’intéresse aux figures prodigieuses qui naissent au bord du sommeil, aux formes et aux histoires qui nous traversent et forment l’arrière-plan fantomatique de notre repos et de notre imaginaire culturel.

© Joseph Tisiga, As though the entire world watched, 2022. Courtoisie de l'artiste et de Bradley Ertaskiran et Paul Litherland

Kapwani Kiwanga

semence, 2020, Répliques de grains de riz

Selon les recherches de l’ethnobotaniste Tinde Van Andel, la variété  Oryza glaberrima  a été introduite dans les Amériques à partir de l’Afrique par les hommes et femmes enlevés de force. Ces personnes cachaient des graines dans leur chevelure, emportant avec eux une part de leur environnement et anticipant un moyen de survie pour leur fuite. Une multitude de répliques de grains de riz en céramique sont disposées avec une régularité parfaite sur un socle blanc. Kapwani Kiwanga  « pose »  sur une forme géométrique de minuscules indices d’un épisode de l’histoire du commerce triangulaire transatlantique: la traite des esclaves. Le socle abstrait et distancié offre une sorte de détonateur à de multiples interprétations possibles, liées à des savoirs longtemps invisibles. L’artiste réévalue ainsi l’ordre de la grande et de la petite histoire. Formée comme anthropologue, l’artiste convoque ici une histoire tissée dans le vivant et non conforme à l’historiographie traditionnelle. La propagation de plantes exogènes sur de nouveaux territoires est historiquement associée à l’entreprise coloniale. Semence nous rappelle que la circulation du vivant sur notre planète est marquée par l’exploitation et la résistance.

© Kapwani Kiwanga / Adagp Paris / CARCC Ottawa 2023

Liz magor

sleeping bag, 1999, Caoutchouc, polyuréthane, tissu

Les installations de Liz Magor introduisent le trouble dans nos perceptions parce qu’elles comprennent des sculptures autant que des objets ready-made. Ici, la citation d’un objet courant se mue en artefact, et l’artiste a mis l’accent sur un aspect dysfonctionnel. Le sac de couchage appartient au vocabulaire du camping, des incursions dans un monde non urbain, et à la fois à celui de la survie au quotidien pour les sans-abri dans les villes. Magor a créé différentes pièces autour de cet objet dont elle parle comme d’un dispositif de protection clairement insuffisant. Le corps n’est pas invité à y entrer pour s’abriter. Le polyuréthane et le caoutchouc sont des matières peu coûteuses associées à la transpiration et à l’inconfort. Les perforations à la hauteur de la tête évoquent l’étouffement et la mort. Entre le matelas et le suaire, la forme aux proportions humaines est très inquiétante. Elle évoque un corps plus qu’elle ne l’attend, comme un substitut indésirable. Face à elle, nous sommes suspendus à nos interprétations plus qu’abrités dans des identifications.

© SITE Photography

tent
1999, Caoutchouc en silicone, tissu

Tent évoque d’autant plus le corps humain qu’elle se tient debout. La tente, une surface et un volume qui recouvrent et protègent, a été transformée en une masse de silicone impénétrable pourvue d’une protubérance à la hauteur de visage, avec une ouverture étroite, et doublée d’un tissu. L’idée d’une respiration, de l’enfermement s’associe à l’évocation d’un sarcophage détraqué. Comme dans Sleeping Bag, la proportion humaine accentue le caractère répulsif du matériau souple et sombre, comme calciné, et le tissu ordinaire ajoute l’image du mobilier bon marché et de quelque chose qui se déplie. Dans quel objectif? Nous n’en saurons rien. Nous sommes aux antipodes du fétichisme ordinaire : l’attribution fantasmatique de qualités humaines à une chose inerte et susceptible d’être possédée. Ici, le désir de pratiquer l’objet n’est pas requis, bien au contraire. Mais l’idée subsiste insidieusement.

© Rachel Topham

Mounira al solh

Lackadaisical Sunset to Sunset
2018-2022, Lin brodé, structure et table en bois, son

Cette œuvre prend son origine dans les insomnies d’enfant de Mounira Al Solh à Beyrouth pendant la guerre civile. Lorsque les bombardements l’empêchaient de dormir, sa mère avait inventé un rituel : faire un trou dans son pyjama et le refermer en brodant. Al Solh réalise des tentes depuis 2017. Ce sont des espaces clos « portables ». Les séparations entre intérieur et extérieur sont marquées par des signes, écritures ou figures brodées, qui résultent d’histoires écrites dans ces espaces et inspirées par les communautés de femmes que l’artiste côtoie. Traditionnellement utilisées par des hommes de pouvoir pour se réunir, prendre des décisions, aller en guerre et exhiber leur puissance, les tentes sont réattribuées aux femmes. Porteurs d’images du corps, de récits d’émancipation et de résistance, ces objets s’attachent au monde domestique et à l’ornementation tout en affirmant une dimension politique. L’artiste a entièrement brodé cette tente – d’autres l’ont été collectivement. De façon rétroactive, elle a transformé un temps traumatique en un geste de soustraction en ne refermant pas les trous. Ils restent ouverts, comme les blessures de la ville de Beyrouth. Pour Les forces du sommeil, Mounira Al Solh produit une bande-son spécifique, avec les noms des degrés de sommeil en langue arabe.

© Vue de l’exposition de la Biennale de Busan, 2022. Courtoisie de l’artiste de la galerie Sfeir-Semler Beirut / Hamburg, et la Biennale de Busan. Photo : Sang-tae Kim

moyra davey

Série d'impressions à jet d'encre, 2023, ruban adhésif, timbre, encre

Moyra Davey fait étroitement dialoguer différents médiums pour expérimenter des domaines parfois inusités. Grande lectrice, elle aime se plonger dans l’exploration de voix féminines méconnues. Ses photographies, ses films et ses écrits instaurent alors un jeu d’interprétations réciproques. Il en ressort des identifications perspicaces, ouvertes aux contradictions, qui inspirent des déplacements iconographiques ou narratifs.  Le rapprochement entre la photographe française Alix Cléo Roubaud (1952-1983) et l’artiste Francesca Woodman (1958-1981) associe deux pratiques interrompues précocement, où l’image du corps nu est décisive. S’appuyant sur son admiration pour Justine Kurland (1969) et Shala Miller (1993), Davey leur rend également hommage – ou plus exactement « femmage » – en réactivant une sélection de leurs œuvres, mettant à l’épreuve ses propres capacités à s’exposer à la lumière naturelle devant l’objectif. Un cimetière ravagé par l’ouragan Sandy, photographié au Hasselblad à New York en novembre 2012, forme un contrepoint à ces séries, plaçant la relation du paysage à la figure humaine du côté d’une disparition annoncée. Ces quatre séries inédites – des tirages pliés et expédiés par la poste avant d’être affichés avec les marques de leur circulation – subissent un traitement particulier. Davey a recadré les images à l’impression, dissociant les tirages des cadres initiaux.

© Moyra Davey, After Francesca (D’après Francesca), 2023, impressions à jet d’encre, ruban adhésif, timbre, encre.

nour bishouty

Instructions to Fold, 2023-2024, bois, métal

On dit : tomber de sommeil. En déplaçant cette chute qui précède le sommeil sur l’objet même où l’on dort, Nour Bishouty a conçu une structure de lit télescopique dans la tradition du mobilier de campagne de la vie militaire. Le moment de défaillance et de vertige que l’on expérimente avant de s’endormir est ici associé à la possibilité de déplier et replier l’objet d’appui du corps. Ces variations potentielles produisent en retour une image ambivalente du sommeil – temporaire, mobile, escamotable. Et par ricochet, elles évoquent le corps qui y est attendu : en équilibre instable, susceptible de s’éveiller à chaque instant, invité à s’adapter et jamais véritablement « chez lui ». Bishouty met en parallèle la précarité du lien entre le corps, le repos et le territoire. Dans le contexte canadien, ce mobilier évoque les expéditions coloniales et des guerres de conquête, mais plus largement la question de la conquête qui traverse l’histoire humaine. Une question inscrite dans sa propre histoire : Palestinienne avant d’être Canadienne, Bishouty hérite des migrations et des exils d’un peuple déchiré par les violences externes et internes qui anéantissent les personnes comme le territoire.

paul cox

pavot, 2024, Toile libre, fil de fer, peinture acrylique

Transfuge de la forêt de pavots de la place d’Armes intitulée Morphée, une fleur solitaire est suspendue dans l’espace de l’exposition collective. Contrairement aux pavots de Morphée, la position tête en bas et la souplesse du matériau évoquent ici la conservation et le séchage des plantes. Et par extension, les traitements qui transforment ces fleurs bienfaitrices en fruits défendus, et les remèdes qu’elles peuvent fournir en narcotiques ou en éventuels poisons. Sculpture et peinture à la fois, ce pavot utilise la pesanteur pour habiter une architecture récente (2008) et très urbaine, composite, angulaire. Il tombe, sous l’effet des matériaux qui le constituent et de son poids, comme s’il expérimentait l’ivresse qu’il dispense parfois. Sa chute planifiée relève du renversement de situation, offre une divagation discrète, un flottement dans une construction qui défie le temps, l’usure et la gravité. Stupéfiant à sa manière, il nous propose un changement d’échelle, en sens inverse.

RAQS MEDIA Collective

sleep clock, 2018, Impression lenticulaire

Deux photographies représentant deux horloges apparemment figées et très semblables sont accrochées côte à côte. Le procédé d’impression « lenticulaire », souvent utilisé pour des cartes postales populaires, réunit littéralement deux images : l’une ou l’autre se présente à nous selon notre angle de vue. Sleep, Clock est une impression lenticulaire en deux exemplaires. Leur disposition crée l’infime décalage qui permet de voir simultanément un état de l’image à gauche, et l’autre à droite. Chaque cadran indique trois mots, aucun chiffre. Les deux aiguilles désignent deux de ces mots. D’un côté, Some Sleep Calms (du sommeil qui calme) renvoie au repos, et de l’autre, All Sleep Claims (toutes revendications du sommeil) au statut de ceux auxquels ce sommeil est compté puisqu’ils doivent le réclamer. Le sommeil est à la fois la condition minimale de la survie du corps et un droit menacé par de nombreuses cultures du travail, en particulier depuis la révolution industrielle. La mesure du sommeil est une question d’alternance et de résistance. Pour parvenir à cet abandon vital, il faut pouvoir disposer de soi.

sarah f. maloney

Evergreen, 2021, Acrylique sur canevas, cadres en OSB et acier

« Forêt montagneuse », « pierre de mousse »… font partie des ready-mades utilisés dans ce projet de paysage synthétisé. Des châssis exposent différents monochromes de verts, parfois bordés par une fine ligne orange fluorescente, fractionnant ainsi l’espace d’exposition. De plus près, les surfaces révèlent de minuscules traces de tir. Cette installation réinterprète l’usage du point de fuite dans l’art occidental en se basant sur la visée d’un tir de carabine, et explore l’immersion dans la couleur avec le monochrome. Cette démarche puise son inspiration dans une expérience vécue par l’artiste dans le paysage de la Côte-Nord aux côtés d’un groupe de chasseurs lors d’une traque respectueuse du vivant. L’exercice exige de ralentir ses mouvements et de régler son regard et son corps sur le monde végétal et animal. L’artiste nous propose à notre tour d’expérimenter ces sensations avec Evergreen.

tiffany shaw

my children, my mother, her mother and their mother, and their mother, and their mother, and their mother..... nitawasimisak, nikawiy, okawiya ekwa okawiwawa, okawiyiwa, ekwa okawiyiwa ekwa okawiyiwa.....
2021, mylar réfléchissant tissé

Dans le geste attentif du tressage qu’elle accomplit à grande échelle, avec le Mylar, un matériau qui ne s’y prête pas facilement, Tiffany Shaw aborde une multiplicité d’émotions et d’expériences – amour, affects, deuil, traumas, accidents de la transmission. L’artiste relâche un peu plus chaque rang, à l’image des moyens que trouve chaque génération pour se distancier des traumas qui la précèdent. Ces générations restent étroitement liées par des sentiments forts; il est impossible de se détacher de ce bagage dont tous n’ont pas fait l’expérience directe. Le titre de la pièce énonce une chaîne généalogique incluant les enfants de Shaw, sa mère, sa grand-mère et ainsi de suite…

… and other unseen forces
2023, Mylar réfléchissant tressé

Les tressages de Mylar de Tiffany Shaw font partie d’une série qui pense le geste manuel comme un répertoire de savoirs et une mémoire vive. Architecte, artiste, commissaire d’exposition, Shaw implique sa propre biographie dans les questions qu’elle soulève et que l’histoire officielle n’a pas su traiter. Elle « performe » avec le Mylar les allers-retours entre les ruptures et les transmissions d’une génération à l’autre : l’activation de nouages répétés fait d’une bande continue une surface. Celle-ci s’établit par la production de multiples discontinuités. La notion de traumatisme intergénérationnel, centrale pour les communautés autochtones, trouve dans ces objets un écho à la question de l’héritage et de la reconstruction. Deux ans après la mort de sa mère, Shaw resserre progressivement les rangs de cette pièce, comme pour solliciter la force des liens familiaux.

© … and other unseen forces, Photo : Blain Campbell

 

tuumasi kudluk

Série de dessins, 1980, crayon de couleur

Cet ensemble de dessins fait partie d’un projet de documentation du quotidien et des traditions inuites mené dans les années 1980. Les 10 éléments visuels que nous présentons concernent un moment lié au sommeil. Il est question d’intimité dans la cohabitation familiale, de techniques de préservation de la chaleur du corps, mais aussi de la présence des esprits parfois appelés par des shamans, et de leur apparition au début de la nuit.

xavier le roy

Untitled (2012), 2012, pièce pour espaces d’exposition, avec 2 interprètes et 1 mannequin

Untitled (2024), 2024, pièce pour espaces d’exposition, avec mannequin

Mannequin réalisé par Coco Petitpierre

Dans la pénombre, Untitled (2012) nous met en présence de deux figures apparemment similaires et animées par un mouvement lent, aux antipodes du spectaculaire. Presque invisibles, volontairement illisibles, leurs évolutions paraissent liées sans que l’on sache exactement qui dirige qui. Cette situation d’incertitude interroge certains de nos mécanismes perceptifs, en particulier ceux liés à la reconnaissance du visible, et les relations entre le savoir et la mémoire. Untitled (2012) a d’abord été développé pour l’exposition 12 rooms, au musée Folkwang de Essen, en Allemagne. Elle fait partie d’une série de travaux pour le dispositif de la scène ou les espaces d’exposition que Xavier Le Roy a initié en 2005 et où l’obscurité et la limite entre inertie et mobilité établissent des zones d’indécision.

Pour Untitled (2024), les interprètes laisseront le mannequin seul dans une posture de repos. L’espace sera un lieu de pause, pour revisiter nos certitudes, observer d’infimes hésitations de nos sens, imaginer ou reconfigurer nos mondes.

© Jörg Baumann, Ruhrtriennale, 2012

yto barrada

Lit-ras-d’eau nº2, 2024, lit, bidons de pétrole, tissu, bois

Un radeau est une surface de flottement précaire, tenue par des liens, presque démontable. Il circule au plus près des mouvements de l’eau et des courants qui l’unissent temporairement aux rives. Il se confie à un milieu – un territoire et la multitude de contacts et de partages rendus possibles. Flotter, c’est risquer l’arbitraire. Pour Fernand Deligny (1913-1996), écrivain et éducateur des enfants dits autistes, le radeau était un des modèles des formes de vie communes expérimentées dans la région des Cévennes, sans pouvoir s’appuyer sur le langage. Ses idées inspirent toujours aujourd’hui une approche de l’humain qui a bouleversé la psychiatrie, l’anthropologie et les arts visuels. Ce lit en laiton et ses bidons devenus flotteurs forment un radeau pour dormir. Yto Barrada pense à Deligny pour associer la figure du radeau à celle du lit, et nous parler d’un sommeil migrateur, d’un corps jeté dans les aléas du monde sans recours à des outils de la civilisation. Des milliers de personnes s’exposent journellement à cette situation mortelle, d’une rive à l’autre d’une frontière, d’une mer ou d’un détroit, à la recherche d’un territoire, d’un sommeil réparateur, d’une vie.

© Vue d'exposition : Soliditié Lumière, Festival D'Automne 2023, Césure Paris

exmuro

alexis gros-louis

Filigranes (textes cachés), 2024

Très engagé dans les questions posées par la conservation des traces, la muséologie et le traitement de la culture matérielle des Premières Nations et de la communauté wendate de Wendake, Alexis Gros- Louis explore ces « normes » qui parfois font office de « nature » et qui sont aussi des éléments de colonisation. Il a reproduit la natte traditionnelle wendate, qu’on confectionnait avec une plante comestible : la Typha latifolia. Placée au centre des maisons longues wendates ou emportée en expédition guerrière, cette natte matérialise l’hospitalité. Gros-Louis réinterprète également des éléments, dont certains sont conservés au Musée Huron-Wendat : un parement d’église, des objets liturgiques, des gorgets (pendentifs autochtones). Il éclaire les « textes cachés » en filigrane de certains documents historiques et autres objets muséaux, dont une ceinture wampum autrefois tenue par le grand chef wendat Nicolas Vincent Tsawenhohi. Ces éléments ready-made ou fabriqués renvoient à la fragilité de la notion d’authenticité, aux catégorisations ségrégatives du vocabulaire archéologique et, par-dessus tout, à l’imbrication paradoxale de la culture dominante dans celle des colonisés. La reconnaissance officielle, au Canada et ailleurs, du statut des Premières Nations, des dommages irrémédiables qui leur ont été infligés et des traumas qui en découlent n’est pas terminée. Sous les nouveaux récits, blessures et contradictions restent vives.

 

jumana manna

wild relatives, 2018, vidéo

Dans les profondeurs de la terre, sous le pergélisol arctique, des semences du monde entier sont stockées dans la chambre forte mondiale du Svalbard pour fournir une solution de secours en cas de catastrophe. Wild Relatives part d’un événement qui a suscité l’intérêt des médias du monde entier : en 2012, à Alep, un centre international de recherche agricole a été contraint de déménager au Liban en raison de la révolution syrienne qui s’est transformée en guerre. Ce centre a alors entamé un processus laborieux de plantation de sa collection de semences à partir des réserves du Svalbard. En suivant cette transaction de graines entre l’Arctique et le Liban, ce film retrace les rapports de pouvoir et le réseau d’échanges qui se développent autour de cet événement : scientifiques, jeunes migrantes employées pour planter et récolter, fermiers contraints de transformer leurs terres arables en camps de réfugiés ou qui veulent cultiver d’anciennes variétés. Le rythme méditatif permet d’observer les tensions entre l’institution et l’individu, les approches industrielles et biologiques, mais aussi celles qui tiennent à la conservation des semences, au changement climatique, à la biodiversité ainsi qu’aux mouvements de populations, de ressources et du capital à travers les frontières.

© MarteVold

Pascale Leblanc Lavigne

Sculptures sur verre, 2024

Depuis plusieurs années, Pascale LeBlanc Lavigne conçoit des installations en mouvement – cinétiques – auxquelles elle inflige un fonctionnement accidentel ou de légères altérations. Ce sont des machines qui jouent, au sens propre du terme, de décalages ou de dysfonctionnements : un écart dans leurs rouages devient le motif même du projet, l’échec programmé produit des formes et devient un facteur d’invention.  Sculpture sur verres associe l’histoire de l’assemblage, celle du cinétisme et la notion d’entropie. Grâce à un moteur, un mouvement de rotation d’un agencement de pièces de bois sur des morceaux de verre préalablement fracassés accentue leur destruction. Deux flagelles frappent la surface à intervalle irrégulier. Dans la pénombre, le résultat évoque la glace, le verglas ou la neige. Légèrement déréglée, volontairement boiteuse, la machine a du mal à remplir ses fonctions de base. Elle produit de l’entropie, cette tendance spontanée de la matière au désordre, à la dégradation, qui a inspiré à l’artiste Robert Smithson (1938-1973) une vision du monde qui échappe à l’emprise humaine.

© François Wells